Cour européenne des droits de l’homme, Tamazount et autres c. France: compensation inadéquate pour les enfants des Harkis
Dans l'affaire Tamazount et autres c. France, la Cour européenne des droits de l'homme a dû évaluer les conditions de vie des enfants de harkis dans le camp de Bias sous l'angle de la Convention européenne des droits de l'homme. Les requérants, descendants de harkis, avaient vécu dans des conditions précaires et avaient contesté la décision du Conseil d'État français, qui s'était déclaré incompétent pour juger de leur cas en invoquant la doctrine des actes de gouvernement. La Cour a rendu un verdict complexe, reconnaissant à la fois la violation de plusieurs droits tout en rejetant le grief concernant le droit d'accès à un tribunal.
Contexte et éléments de fait :
Les requérants, enfants de harkis (auxiliaires d’origine algérienne ayant servi l’armée française durant la guerre d'Algérie), contestaient devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) les décisions judiciaires françaises refusant l'indemnisation pour les préjudices subis en raison des agissements de l'État français. Ils mettent en avant deux griefs majeurs :
Violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme: Ils soutiennent que le Conseil d’État français, en se déclarant incompétent en raison de la théorie des actes de gouvernement, pour examiner leurs demandes d'indemnisation fondées sur la responsabilité de l’État pour faute, a violé leur droit d’accès à un tribunal. Ces demandes sont liées, d’une part, à l'échec de la France à protéger les harkis et leurs familles en Algérie au moment de l’indépendance et, d’autre part, à l'absence d'organisation du rapatriement systématique de ces personnes en France.
Conditions de vie dans les camps d'accueil en France: À l'exception de M. Mechalikh, tous les requérants se plaignent également, sous l'angle des articles 3 (interdiction de traitement inhumain ou dégradant) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention, ainsi que des articles 1 (protection de la propriété) et 2 (droit à la vie) du Protocole no 1, de leurs conditions de vie dans les camps d'accueil des harkis sur le territoire français.
Ces griefs soulignent la complexité des questions de droit international et des droits de l'homme soulevées par le traitement des harkis et de leurs descendants par l'État français, notamment en ce qui concerne l'accès à la justice et le respect de la dignité humaine dans l'accueil et l'intégration des populations rapatriées.
Les accords d’Évian, conclus en mars 1962, ont marqué la fin de la guerre d'Algérie, sans pour autant prévoir spécifiquement le sort des harkis. La déclaration générale y associée soulignait l’engagement de l’État algérien envers la Déclaration universelle des droits de l'homme et garantissait l'égalité des droits sans discrimination, promettant également la protection des citoyens de statut civil français sans pour autant empêcher les représailles contre les harkis après l'indépendance.
Après leur rapatriement, les harkis ont été placés dans des camps d'accueil en France où ils ont rencontré des conditions de vie difficiles : promiscuité, insalubrité, manque d'hygiène, et une gestion des camps critiquée pour son inefficacité et parfois son abus de pouvoir. Les allocations destinées aux harkis étaient souvent détournées pour financer les coûts d’exploitation des camps. Cette gestion a eu des répercussions profondes sur leur santé physique et mentale, contribuant à leur marginalisation sociale.
Les camps ont été officiellement fermés en 1975 suite à des révoltes, sans pour autant garantir une intégration réussie des harkis et de leurs familles dans la société française. Plusieurs lois ont été adoptées par la suite pour reconnaître le sacrifice des harkis et leur octroyer des aides financières et des mesures de réparation, bien que souvent jugées insuffisantes par les intéressés et leurs descendants.
Sur le plan juridique, la responsabilité de l'État français peut être engagée en cas de faute ou sur le fondement de la rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques. Toutefois, la notion d’acte de gouvernement a souvent limité l'accès à la justice pour les actes liés aux relations extérieures, y compris les décisions concernant les harkis après les accords d'Évian.
Une proposition de loi a été déposée pour permettre un recours juridictionnel contre les actes de gouvernement affectant les droits fondamentaux, mais elle n'a pas été examinée. Cette démarche souligne la complexité et les limites actuelles du cadre juridique en matière de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis et leurs familles.
En droit
Dans son appréciation, la Cour européenne des droits de l'homme examine les conditions d'accueil et de vie des requérants dans le camp de Bias en France, mettant en évidence plusieurs points clés dans son raisonnement juridique :
Période prise en compte : La Cour établit sa compétence temporelle à partir du 3 mai 1974, date de l'entrée en vigueur de la Convention et de son Protocole no 1 à l'égard de la France, bien que les conditions déplorables des camps d'accueil aient commencé avant cette date. Elle reconnaît toutefois l'importance des faits antérieurs à cette date pour comprendre la situation globale.
Nature des violations constatées par les autorités nationales : Les juridictions internes et les rapports officiels ont reconnu l'indignité des conditions de vie dans le camp, soulignant l'atteinte à la dignité humaine et les restrictions des libertés individuelles, y compris le contrôle du courrier, la réaffectation des prestations sociales, et l'insuffisance de l'éducation. Ces constats ont été reconnus comme constituant une violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1.
Réparation des violations : La Cour évalue si les réparations accordées par les autorités nationales, notamment une somme de 15 000 EUR par requérant, étaient adéquates et suffisantes pour compenser les préjudices subis. Elle conclut que ces montants, bien qu'importants, ne suffisent pas à compenser les violations constatées, en particulier en ce qui concerne le préjudice moral lié aux conditions inhumaines et dégradantes de vie. Elle rejette donc l'exception d'irrecevabilité soulevée par le gouvernement concernant la qualité de victime des requérants.
Sur le fond, la Cour conclut de la manière suivante :
Non-violation de l'article 6 § 1 de la Convention: La Cour a jugé que la déclaration d'incompétence du Conseil d'État, basée sur la doctrine des actes de gouvernement, ne violait pas le droit d'accès à un tribunal des requérants. Ce raisonnement repose sur l'appréciation que cette restriction avait un but légitime - maintenir la séparation des pouvoirs et éviter que le judiciaire ne se prononce sur des décisions de nature diplomatique. La Cour a estimé que cette approche ne dépassait pas la marge d'appréciation des États pour limiter l'accès aux tribunaux, surtout dans un contexte où la responsabilité sans faute de l'État pourrait être invoquée.
Violation des articles 3 et 8 et de l'article 1 du Protocole n° 1: La Cour a reconnu que les conditions de vie imposées aux requérants dans le camp de Bias étaient indignes et violaient l'interdiction des traitements inhumains ou dégradants, le droit au respect de la vie privée et de la correspondance, ainsi que la protection de la propriété. Ces conclusions s'appuient sur la reconnaissance, par les juridictions françaises, des souffrances endurées par les requérants et sur l'admission législative de la responsabilité de la Nation dans le traitement des harkis et de leurs familles. La Cour a souligné l'insuffisance des compensations financières octroyées par l'État français, jugées inadéquates pour réparer les préjudices subis.
Sur la violation alléguée de l’article 5 de la Convention Les requérants ont également soulevé, tardivement, la question de leur séjour dans le camp de Bias comme constituant une détention illégale en violation de l'article 5 de la Convention. Ce grief a été rejeté pour non-respect du délai de six mois après les décisions nationales finales.
Dans son jugement, la Cour européenne des droits de l'homme souligne la nécessité d'établir un lien clair entre le préjudice matériel subi par les requérants et les violations de la Convention. Bien qu'un calcul précis du dommage peut s'avérer complexe, une indemnisation adéquate doit être attribuée pour couvrir les pertes matérielles passées et futures des requérants. Cependant, elle précise que la spoliation des biens en Algérie n'est pas directement liée aux conditions de vie déplorables dans le camp de Bias, objet des violations constatées. Face à la difficulté d'évaluer les allocations non versées en raison de la datation des faits, la Cour adopte une approche globale, considérant conjointement les préjudices matériel et moral découlant de la vie quotidienne des requérants dans le camp. Reconnaissant la gravité des violations des articles 3 et 8 de la Convention ainsi que de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour juge insuffisant le montant de 15 000 EUR préalablement accordé par les juridictions internes. En conséquence, elle détermine que le versement de 4 000 EUR par année passée au camp de Bias constitue une réparation juste pour les préjudices matériel et moral subis, prenant en compte chaque année commencée dans le calcul de cette indemnisation.
Implications et perspectives
Cette décision met en lumière la tension entre les principes de séparation des pouvoirs et l'accès à la justice pour les victimes de violations des droits de l'homme, notamment dans des contextes historiquement et politiquement complexes. Elle illustre également le rôle de la Cour européenne des droits de l'homme en tant qu'arbitre final dans l'évaluation de la conformité des actions étatiques avec les standards de la Convention, soulignant l'importance de la réparation intégrale pour les violations des droits fondamentaux.
Ces cas mettent en lumière les défis inhérents à la conciliation entre le respect des droits de l'homme au sein des juridictions nationales et européennes et les impératifs historiques et politiques nationaux. La Cour européenne, tout en reconnaissant les souffrances endurées par les harkis, a dû naviguer dans un contexte complexe de droit et de fait, illustrant les tensions entre justice, histoire et politique.
L'arrêt rendu dans l'affaire Tamazount et autres c. France met en outre en lumière les conditions de vie difficiles des harkis dans les camps d'accueil en France, ainsi que les limites de l'application de la notion d'acte de gouvernement dans le contentieux administratif français. Ce jugement, qui éclaire sous plusieurs aspects les tensions entre le droit administratif, la philosophie morale, et les impératifs de la justice réparatrice, soulève des questions fondamentales sur la dignité humaine, la responsabilité de l'État, et l'accès à la justice pour les victimes de violations des droits de l'homme.
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